PROSPECTIVE

Sorti fin janvier, Climatopie est le fruit d’une réflexion initiée par le Laboratoire d’Innovation Numérique de la CNIL autour des sujets de la transition environnementale, de la multiplication des outils numériques et de la protection des données personnelles. Créé par l’agence Plan.Net France, ce site explore en six micro-fictions notre futur. 

« Alors qu’elle pose pour principe une certaine frugalité, la protection des données peut-elle contribuer à limiter notre impact environnemental ? »

Pour explorer les réponses à cette question, le Laboratoire d’Innovation Numérique de la CNIL (LINC) a choisi de travailler avec l’agence Plan.Net France. Ensemble, les deux entités ont mené un projet de Design Fiction qui a donné naissance au site www.climatopie.fr En résulte une exploration méthodique de nos imaginaires liés à la crise climatique et à la place du numérique dans nos vies.

Découvrez l'une de nos six mmicro-fictions : 

 

Récit #1

Imaginez un futur proche, à l’horizon 2030, peut-être 2032. Les programmes de rénovation énergétique développés par différents gouvernements ont croisé les avancées de la domotique portées par les grandes entreprises du Web. On rénove pour moins gaspiller, mais surtout on contrôle désormais bien mieux la consommation énergétique et la vétusté des appareils. Et parce que la performance écologique du pays est l’affaire de chacun, on instaure des quotas énergétiques que peu de citoyens peuvent se permettre de dépasser. Sous peine d’une petite visite.


Visite de contrôle

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Ce sont de grands coups, frappés à la porte de l’appartement à six heures du matin, qui ont réveillé Carène et toute sa petite famille. Ils ont même réveillé toute la résidence. Le soir, d’un appartement à l’autre, on entend déjà clairement quand un voisin élève la voix sur ses enfants, alors imaginez une descente de la Brigade de Contrôle dans le silence du matin.

Carène s’est levée en vitesse et a entrouvert la porte de l’appartement tout en ajustant sa robe de chambre. Derrière elle, les visages des deux jumelles étaient déjà apparus à la porte de leur chambre, avec un air mi-inquiet-mi-curieux. Le grand dormait toujours, il en fallait plus pour le réveiller.

Le fonctionnaire en uniforme, dans le couloir, s’est rapidement présenté.

« Brigade de la police écologique Madame. Nous venons procéder à une visite de contrôle suite à la constatation d’une augmentation non-déclarée de votre empreinte énergétique. Laissez-nous entrer madame s’il-vous-plaît. »

Carène n’avait pas réellement d’autre choix que d’ouvrir la porte. D’autant que les voisins commençaient eux-aussi à montrer leur tête dans le couloir pour voir où avait lieu, cette fois, le scandale. Les écokeufs – c’est ce nom qu’on donnait à la police écologique dans le quartier – se dirigèrent directement vers le Panneau de Contrôle de l’Empreinte Domestique – PCED pour les fonctionnaires – situé dans la cuisine. Alors que l’un d’eux, le plus jeune, branchait déjà ses appareils de contrôle au panneau, le second commença à poser des questions.

« Comme je vous le disais, nous avons constaté une hausse non-déclarée de votre empreinte domestique. Quels appareils avez-vous utilisés hier soir ?

— Rien d’inhabituel. Le four à micro-onde, pour le repas. Le lave-vaisselle. Le chauffe-eau pour la douche… La bouilloire électrique aussi…
— La télévision ? demanda le jeune policier toujours connecté au panneau.
— Pas hier soir, non. J’aime pas quand la télé est allumée pendant le repas et de toutes façons il n’y a jamais rien d’intéressant. Mais on a dû allumer la radio. Et les enfants ont sans doute chargé leurs smartphones aussi. Je ne vois rien d’autre.
— Le panneau dit que vous avez utilisé la télé… »

On ne pouvait pas mentir avec les Panneaux de Contrôle.

Ils étaient là, au cœur de chaque logement neuf, de chaque appartement, de chaque résidence, et s’assuraient du respect des quotas de consommation définis par la quatrième loi de préservation écologique. Une loi qui disposait que la consommation en électricité et en eau de chaque foyer, mais également son équipement en appareil électroménager et électronique, devait faire l’objet d’un suivi et d’une déclaration précise. Une loi qui instaurait en conséquence des quotas pour chaque type de logement et chaque type de foyer.

Depuis cette loi, le marché de l’immobilier avait muté : le prix d’un bien ne dépendait plus de la surface ou de la localisation, mais majoritairement de son empreinte autorisée. Les plus aisés achetaient quelque part un droit à s’équiper et à consommer.

Oh, Carène et sa famille n’étaient pas les plus mal lotis, même si parfois ils finissaient la journée dans le noir simplement parce que Kemal, le grand fils, avait passé trop de temps sous la douche… et si les jumelles commençaient à réclamer une télévision dans leur chambre. Impossible dans ce type de logement.

« …la télé, et un autre appareil de type inconnu… »

Ça aussi, c’était aussi une conséquence de cette quatrième loi. Chacun des appareils électriques devait désormais être déclaré, puis connecté et identifié par le panneau de distribution central. Et bien entendu, leur type et leur nombre devait correspondre au quota énergétique du logement…

Rien de bien compliqué en fait. Par exemple, quand le lave-linge commençait son service, il envoyait un petit signal au panneau pour se faire reconnaître. La prise de l’appartement sur laquelle il était branché était identifiée et le débit électrique correspondant était enregistré et reporté au résumé quotidien de consommation. Même chose pour l’eau. Toutes ces informations étaient digérées par un algorithme central et recoupées avec les données d’utilisabilité, de réparabilité et d’espérance de vie des appareils. Un portrait complet du foyer, du moins dans ses aspects énergétiques.

C’était pratique. Cela permettait immédiatement de repérer n’importe quelle anomalie : un appareil en panne, un défaut de performance ou… le branchement d’un appareil inconnu.

Le plus jeune des policiers s’était débranché du panneau central. Il avait conservé ses lunettes connectées et parcourrait désormais l’appartement en scrutant chacun des appareils électriques qui s’y trouvait. Sur les verres de ses lunettes apparaissaient un ensemble de données pour chacun des appareils. Son modèle, sa date de mise en service, ses dernières utilisations, son niveau d’obsolescence…

Il commentait à haute voix.

« Le lave-vaisselle est bientôt en fin de vie. Vous serez bientôt autorisée à le remplacer. Le four a un léger défaut d’isolation thermique, vous devriez le faire réparer rapidement pour éviter une amende. Vous n’avez pas utilisé la machine à pain depuis près d’un an, vous devriez la donner…

— Et le téléviseur ? l’interrompit son chef. »

Le jeune se dirigea vers le petit séjour de l’appartement et fixa l’appareil.

« Il a bien été utilisé hier soir, entre 23h34 et 02h12 précisément. Les données sont formelles. »

Carène ne comprenait pas. A cette heure-là, tout le monde dormait dans l’appartement. Les jumelles avaient école tôt le lendemain. Et Kemal avait passé la journée enfermé dans sa chambre comme n’importe quel ado de son âge. Sans doute le nez collé à son smartphone haute-autonomie. Une ruine en termes d’empreinte… Un cadeau d’anniversaire… On n’a pas tous les jours quinze ans.

« Je ne comprends pas, bredouilla Carène. Personne n’a utilisé quoi que ce soit à cet heure-là. J’étais déjà couchée, et…

— L’appareil inconnu a été utilisé sur cette prise-là, l’interrompit le jeune agent en désignant une prise de courant juste à côté de la télévision.
— Je… je comprends pas, bredouilla à nouveau Carène. »

Brancher un appareil non-déclaré sur son installation ? Depuis la quatrième loi, c’était tout sauf un geste anodin. « C’est le devoir de chacun de préserver l’énergie, de consommer de manière responsable et transparente ! » clamaient les spots radio gouvernementaux. Le pays n’affronterait la crise écologique qu’en comptant sur le civisme et l’honnêteté de tous. Un civisme qui allait de pair avec… la transparence.

Ne pas déclarer un nouvel appareil. Remplacer une machine qui avait encore de longues années devant elle. Faire fonctionner un appareil obsolète et polluant. Tout cela était passible d’une forte amende. Et en cas de récidive, d’une baisse de l’empreinte autorisée du foyer, voire d’un déménagement forcé dans un appartement moins… permissif.

Kemal venait d’entrer dans le séjour, avec l’air pas frais d’un adolescent sorti trop tôt de son lit. Il fixait la scène depuis quelques secondes et coupa la parole de sa mère.

« C’est moi maman. »

Carène et les deux policiers se tournèrent d’un coup vers lui.

« Kemal ? commença Carène.

— Vous pouvez vous expliquer jeune homme ? enchaîna le plus vieux des contrôleurs.
— Y’a pas grand-chose à expliquer. Le dernier week-end où j’étais chez Papa, il m’a filé sa vieille console de jeu avec deux-trois CD. Une Playstation 5. Il m’a raconté comment il s’éclatait dessus quand il était gamin. J’ai voulu tester. C’est tout. »

Un discret sourire passa sur le visage du plus jeune des policiers.

« Quel jeu ? interrogea le plus vieux.

— Battlefield.
— Et t’en as pensé quoi ?
— Les graphismes ont grave pris, mais les contrôles sont tops. J’ai bien aimé. »

Le vieux policier sourit à son tour.

« OK. Puis se tournant vers son collègue. Affaire classée, je crois qu’on n’a plus grand-chose à faire ici. »

Il se dirigea vers la porte d’entrée. Puis se reprenant, s’adressa à Carène.

« Nous allons faire une petite mise à jour de votre panneau pour que ce type d’incident ne se reproduise plus. Veillez tout de même à faire réparer le four dans pas trop longtemps. »

En passant devant Kemal, il lui adressa un clin d’œil.

« Battlefield. Je te bats quand tu veux. »